On le surnomme "L'Orfèvre". Personne ne l'a jamais vu, mais tous le craignent car - à l'égal d'un caïd opérant depuis sa cellule des Baumettes - il dirige un trafic d'une telle ampleur qu'il met en péril les finances mêmes de l'Etat. Le mystérieux et terrifiant personnage commandite des meurtres, organise des règlements de comptes sanglants et règne sur des hommes de main capable de frapper n'importe qui n'importe où. Pourtant, nous ne sommes pas dans un thriller moderne avec invincibles super-héros luttant contre les " forces du Mal ", mais en 1703 à Marseille, sous un Roi-Soleil déclinant, dans un monde clos où règnent violence, torture, débauche, prédation : l'arsenal des galères. C'est là que Jean-Christophe Duchon-Doris a situé le tome troisième des aventures de Guillaume de Lautaret, dont nous avions fait connaissance dans Les nuits blanches du Chat Botté. Le jeune procureur du Roi y était sur les traces d'un serial killer signant chacun de ses meurtres par une référence à un conte de Perrault. Nous nous étions ensuite embarqués avec Guillaume et sa ravissante épouse Delphine, sur les traces de Cavelier de la Salle "découvreur" de l'embouchure du Mississipy. Nous voici donc de retour en France et plus précisément à Marseille, ville de prédilection de Duchon-Doris qui, comme son héros exerce la profession de magistrat (à la cour administrative d'Appel). Ceux qui ont lu les titres précités, connaissent les qualités majeures de cet écrivain, l'élégance piaffante de son style, au service d'une imagination jamais prise en défaut. On les retrouve dans Les galères de l'Orfèvre, où les contraintes du récit historique, loin de faire obstacle, stimulent la création romanesque. L'intrigue se résume en quelques mots. Chargé par un proche du roi, M. de Chabas, d'enquêter sur un gigantesque trafic de sel qui met en péril le monopole d'Etat, Guillaume de Lautaret, pris dans un piège machiavélique, est contraint d'accepter une mission-suicide. Se laisser enfermer comme galérien dans le chaudron du diable de l'Arsenal des galères de Marseille pour infiltrer les responsables du trafic afin de les démasquer. Mission périlleuse, qui devient mortelle quand M. de Chabas, décède subitement et que le responsable de l'Arsenal, M. de Montmor, - seul à être au courant de la mission - s'amourache de Delphine, et se persuade que le meilleur moyen de conquérir la jeune femme est de laisser pourrir son mari aux galères où il sera aisé de le liquider. Sur ce canevas angoissant Jean-Christophe Duchon - Doris brosse un tableau saisissant d'un monde de misère où périrent des milliers de forçats condamnés à "faucher le grand pré" jusqu'au bout de leurs forces pour la gloire d'un monarque que se prenait pour le représentant de Dieu sur terre.
Jean Contrucci : Pourquoi le choix de l'arsenal des galères de Marseille ? Jean-Christophe Duchon-Doris : Les raisons sont diverses. D'abord situer mon roman à Marseille, ensuite dans un lieu peu ordinaire. C'est un monde à part, à la fois répugnant et fascinant qui compose un décor fantastique. Ensuite, le magistrat que je suis ne pouvait que s'intéresser au fonctionnement de cette machine judiciaire digne d'un système totalitaire. L'arsenal, avec le prétexte de fournir des rameurs aux galères du roi est avant tout une machine à éliminer tout ce qui gêne : criminels, trafiquants, mais aussi Protestants, ou esprits libres qui peuvent saper le pouvoir royal. Toutes choses égales, on pense à la machine d'extermination nazie. Le Roi délègue son "droit de glaive" aux juges, mais reste seul maître du châtiment. Il peut changer les règlements, laisser un condamné aux galères après son temps et les argousins ont droit de vie et de mort sur la chiourme. Pourtant, en dehors des époques de l'année où les galères sortent en mer, les forçats sont dans la ville. - C'est vrai et c'est étonnant. Des centaines de forçats travaillent dans des entreprises ou commerces marseillais, qui y puisent une main-d'œuvre bon marché, et des centaines de baraque en bois s'alignent sur le quai du port où les galériens se livrent à toutes sortes de commerces... et de trafics. La chiourme est corrompue jusqu'à l'os et moyennant finance ferme les yeux sur tout ça. On s'étonne qu'il n'y ait pas plus d'évasions. - Il y en eut, mais très peu eu égard aux milliers de bagnards qui séjournèrent aux galères, mais il n'était pas facile de fuir. Le condamné portait un "costume" distinctif et un bonnet rouge qui le fait repérer au premier coup d'œil. Ensuite, il est marqué dans sa chair, à l'épaule au fer rouge, des trois lettres GAL, enfin, si à Marseille on peut trouver des complicités, il n'en va pas de même dans la campagne. Les fuyards sont vite dénoncés. Surtout qu'il existe une prison à laquelle on ne pense pas : ces hommes viennent de tout le pays. Rares ceux qui parlent provençal. Or, les provençaux de l'époque ne parlent pas français ! Vous décrivez le voyage terrifiant de la chaîne à travers la France. Il faut imaginer ce qu'était ce voyage - à pieds ! - depuis Paris, La Bretagne ou l'est de la France. Des hommes enchaînés deux par deux grâce à un anneau rivé autour du cou et tous reliés par une immense chaîne qui était aussi longue qu'il y avait de forçats. Beaucoup mouraient en route, d'épuisement, sous les coups. L'Etat faisait appel à l'entreprise privée pour ce "convoi exceptionnel" puisque le responsable était rémunéré au pourcentage des forçats arrivés à bon port. Si l'on peut employer ces mots !...
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