Baby King
Jean-Claude RENOUX
Comme si ça ne suffisait pas de s’appeler Gaétan ! Il fallait encore qu’on l’accoutrât, hiver comme été, et dès la maternelle, d’un short qui lui arrivait au genou, d’un blazer bleu marine, d’une cravate, de socquettes blanches, de souliers noirs vernis. Pour ne rien arranger, son visage blême était maculé de taches de rousseur et ses cheveux poils de carotte rebiquaient à l’arrière du crâne. Tous les dimanches, il accompagnait son notaire de père, sa dévote de mère et ses sept frères et sœurs à la messe, où il s’ennuyait, autant qu’à l’école.
Le pire, c’était les leçons de piano qu’on lui infligeait pour sa bonne éducation. Une vieille fille venait à domicile lui enseigner les rudiments du solfège et des petits morceaux qu’il massacrait sans entrain.
Jusqu’au jour où, en vacances au Touquet, il entendit un son qui le fit frissonner ! Il y avait un groupe d’ados qui jouaient de la guitare. Hypnotisé, Gaétan s’approcha et écouta bouche bée cette musique qui l’arrachait enfin à la torpeur qui ne l’avait jamais quitté depuis sa toute première enfance. Sa mère l’appela plusieurs fois sans qu’il l’entendît, avant qu’une claque ne l’arrachât brutalement à son envoûtement.
- C’est du blues, de la musique de nègres, c’est bon pour les mécréants !
C’était trop tard, il avait attrapé le virus, et n’en démordrait plus : il serait bluesman ou ne serait pas !
La vieille demoiselle marqua bien quelque surprise quand Gaétan lui fit part de sa résolution, mais lassée d’entendre massacrer Chopin et Bazzini elle consentit à lui apprendre les trois accords fondamentaux du blues, que l’enfant massacra consciencieusement ! Cette première approche eut pour effet le congédiement de la prof de piano qui sembla plus soulagée que désolée.
Gaétan demanda à prendre des cours de guitare. Les parents s’enfermèrent durant deux heures dans le cabinet du père, et quand ils en ressortirent, son géniteur soupira et dit qu’il n’y voyait pas d’inconvénient, à condition que ce fut de la guitare classique et pas de cette musique de sauvage qu’il s’était mis dans la tête depuis ces maudites vacances au Touquet.
Le jeune homme qui se présenta était plein de bonne volonté, mais au bout d’une heure Gaétan sentit que le guitariste faisait des efforts désespérés pour ne pas lui fracasser la guitare sur le crâne. L’enfant lui confia qu’en fait, ce qui l’intéressait c’était le blues !
- Tes parents m’ont mis en garde : il n’en est pas question, mais on va passer un deal, tu arrêtes de massacrer Sarasate, je te file des tuyaux, mais tu t’entraîneras sans moi !
Il mima comment obtenir la blues note par un puissant vibrato, puis il empoigna la guitare et joua à la place de Gaétan ; il joua à chaque leçon, et les parents s’étonnaient du salon des progrès que l’enfant faisait.
Fort des tuyaux du guitariste, Gaétan s’entraînait en cachette dès qu’il le pouvait et semblait plutôt content de lui. Mais les parents ne tardèrent pas à découvrir la supercherie, d’autant qu’il était étonnant qu’un enfant si doué pour la musique, redoublât trois fois sa sixième ! Ils le mirent en pension, dont il fugua trois mois plus tard, et durant trois ans il passa de pension en pension, dont il fuguait tout aussi régulièrement, avant d’être infailliblement ramené par les gendarmes. Durant ses escapades, il retrouvait d’autres passionnés de blues qui ne semblaient pas convaincus par ses dispositions. Ils le laissaient jouer un moment, et lui faisaient ensuite comprendre plus ou moins gentiment d’arrêter de polluer le blues et de les laisser passer aux choses sérieuses.
A 18 ans, il franchit le portail de la demeure paternelle avec sa guitare, bien décidé à ne jamais y revenir. Il fit la route, de festival en festival, et finit par être connu comme le loup roux !
- Merde, y a baby King qui va encore nous les briser !
Il n’avait guère plus de succès dans les rues ou à l’entrée du métro où il faisait la manche, et se résigna à chercher un boulot pour ne pas crever de faim. Un marchand d’articles de musique l’embaucha à l’essai. Il fut stupéfait par les qualités de vendeur de baby King : il n’avait pas son pareil pour parler des qualités de telle ou telle guitare, était toujours de bon conseil, savait où dénicher une partition rare ou un livre pointu.
Mais Gaétan n’était pas satisfait. Certes son nom courait parmi les musicos, avec un certain respect, comme une véritable encyclopédie vivante du blues, le seul capable de vous dénicher l’introuvable. C’était gentiment qu’on continuait de lui donner du « Baby King ». A condition qu’il ne se mêlât pas de jouer ! Un jour, un bassiste qui avait accompagné Clapton lui dit : « toi, tu bégaies des doigts ! » Le mot avait fait le tour du milieu !
La légende de Robert Johnson hantait ses nuits. On disait que musicien exécrable, il avait vendu son âme au diable contre l’art de manier la guitare mieux que quiconque avant lui. Baby King voulait y croire, il fallait juste trouver le bon croisement où rencontrer Satan. Tous les soirs, il sortait et errait sur les routes et les chemins jusqu’à minuit, avant de regagner en soupirant son domicile.
Un soir, il sut qu’il touchait enfin au but. Ça ne pouvait être que là, les peupliers dansaient la sarabande, le ciel s’illuminait des flammes de l’enfer. Baby King empoigna sa guitare et joua, il joua comme il n’avait jamais joué, les arpèges coulaient entre ses doigts, le phrasé le transportait vers les sommets de la gloire qu’il pressentait ! Il était le nouveau Clapton, le nouveau Muddy Waters, le nouveau… Robert Johnson !
Son visage ruisselait, il entendit le diable arriver avec tout son train. Le diable avec ses gros yeux jaunes beuglait, hurlait. Baby King était prêt, il était prêt à signer le pacte de son sang…
Le pompier, à la lueur de sa torche, se pencha sur le corps du rouquin :
- T’as vu ? On dirait qu’il a l’air heureux !
- Ouais, mais on va pas y passer la nuit, on l’embarque et on retourne au sec !
Dans la camionnette de gendarmerie, le chauffeur routier chialait !
- Mais qu’est-ce qu’il foutait ce con à jouer de la guitare au milieu de la route sous l’orage ?
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