Brown-Rabbit
Jean-Claude RENOUX
Sonny Boy pressa le pas. Il n’était plus qu’à quelques mètres de son foyer où l’attendait Lacey Belle. Le petit matin sale se levait sur Chicago. Il devrait expliquer à sa femme qu’il avait perdu son fric au jeu, qu’il avait mangé et bu jusqu’à l’aube avec Big Bill Broonzy, Menphis Slim, Big Maceo, Willie Dixon et le jeune Muddy Waters dans l’appartement de la trente-troisième rue où logeait Tampa Red. Bien sûr, Lacey Belle se mettrait en rogne, mais il la prendrait dans ses bras, chanterait les premières mesures de « Good Morning Little School Girl », et Lacey rirait. Après tout, Sonny gagnait suffisamment d’argent pour le loyer et tenir table ouverte pour tous les clochards piqués de blues de Chicago. Elle n’avait pas à s’inquiéter de l’avenir ; son homme avait du talent et Willie Dixon avait promis de veiller aux intérêts de Sonny. Willie, ce gros balourd de paysan, chanteur à l’occasion, violoncelliste, compositeur, parolier, qui avait fui le Sud et s’était retrouvé au bagne à 13 ans pour vagabondage (on disait qu’il s’était jeté dans la Yazoo river avec une mule pour s’échapper du pénitencier), avait le sens des affaires.
Ce maudit matin du printemps 1948 le bon géant, qui avait été boxeur avant de se tourner vers le blues et les affaires, n’était pas là pour veiller sur Sonny, oh non !
Sonny Boy perçut enfin le bruit de pas qui se rapprochait. La main dans la poche se refermant sur le rasoir, il se retourna. En reconnaissant l’homme, Sonny se détendit, et sourit :
- Oh, c’est t-toi ? Tu v-veux quel-quelque chose ?
Sonny Boy bégayait quand il ne chantait pas !
- Pour sûr, que j’veux Kék’ chose, j’veux ta magie mojo !
- Ma q-quoi ?
- Ta magie mojo !
Avant que Sonny Boy eût le temps de réagir, le pique à glace lui tranchait la gorge !
Des mains fébriles fouillèrent son manteau. L’homme chuinta d’aise en sentant sous ses doigts le petit morceau de ferraille dorée qui avait fait de Sonny Boy Williamson un homme hors du commun !
Ce maudit matin de printemps 1948, Sonny se traîna jusque chez lui et s’effondra dans les bras de Lacey Belle, en murmurant sans bégayer dans un gargouillis sanguinolent :
- Seigneur, ayez pitié…
Ainsi mourut John Lee « Sonny Boy » Williamson, l’homme qui sut tirer de son harmonica des riffs que personne avant lui n’avait osé imaginer !
Plus tôt dans la soirée, dans une boîte enfumée de Maxwell Street, qui faisait tripot dans l’arrière salle et bordel au premier étage, Sonny avait joué comme jamais. Il avait la rage aux tripes : on disait qu’un usurpateur dans le Sud se faisait passer pour lui. Il était bien décidé à partir sur-le-champ pour lui faire la peau. Il avait fallu toute la patience et l’autorité bourrues de Willie Dixon pour le calmer.
Dans la salle, Big Daddy Sugar saoulait consciencieusement deux dindes d’Alabama qu’il avait ramassées à la gare centrale. Elles étaient à la recherche d’un vague cousin et d’un emploi de bonnes à tout faire. A côté du comptoir, prêt à accourir pour allumer cigare ou cigarette, Brown-Rabbit les observait du coin de l’œil. Encore quelques verres, et Daddy les ferait transporter jusqu’à sa voiture. Trois ou quatre jours de dressage dans l’appartement du gros en compagnie de Daddy et de ses hommes de main, et les filles seraient prêtes à officier par tous les orifices dans le bordel de Ma Belley, la favorite en titre de Daddy.
Mais ce qui retenait particulièrement l’attention de Brown-Rabbit, et cela depuis deux ans, c’était le gri-gri de Sonny. Il écoutait et regardait, fasciné par l’objet magique que Williamson tirait de temps à autre de sa poche et auquel il arrachait des sons qui vous transportaient loin de toute cette méchanceté qui dévorait le monde.
Brown-Rabbit savait bien ce qu’il en coûtait d’être nègre et pauvre, lui qui, du temps où il s’appelait encore Tomas B Tomason, avait comme tant d’autres erré de « levee camps » (ces chantiers itinérants de chemin de fer, de routes ou de digues), en camps de bûcherons, couchant à même le sol, ou dans les broussailles des « jungles » (ces dépotoirs de planches, de ferrailles et de papier goudronné où s’entassaient les plus misérables des misérables, tous sexes et âges confondus, où la syphilis et la tuberculose se refilaient comme les puces et les teignes d’un chien famélique d’une plantation à l’autre) ; lui qui avait voyagé vers la terre promise, « Sweet Home Chicago », accroché sous un train, luttant contre le froid, la faim, et pour ne pas s’endormir et finir broyé sur la voie ; le ventre tordu, jusqu’à se chier dessus, par la terreur des serre-freins, des aiguilleurs et des gardes qui vous tabassaient, vous fracassaient le crâne ou vous brisaient les membres avec leurs outils, ou vous arrosaient au jet d’une eau glacée et mortelle.
Quand vous étiez taillé dans le marbre et que vos veines saillaient sur vos muscles de bronze, passe encore, vous aviez quelque chance de vous en tirer, mais quand la nature vous a infligé en plus de la couleur de votre peau d’un handicap physique, vous deveniez le souffre-douleur rêvé pour ces bêtes de somme à faciès humain, ivres de revanche, de sang, d’alcool, de femmes et de blues, fous de frustration et de haine refoulée, moins bien considérées que les mules par les Blancs. A moins de faire le pitre, comme Brown-Rabbit. Faire rire à ses dépens lui sauva plus d’une fois la mise.
Se faire plus laid, plus bête, plus pitoyable que l’on est, si c’est possible, voilà où résidait l’art de survie de Tomas B Tomason, baptisé Brown-Rabbit par la grâce de Big Daddy Sugar.
Enfin rendu à Chicago, un jour où il avait gagné quelques dollars en vendant son cul noir à un Blanc dans Bronzeville, il avait poussé la porte de la boîte, bien décidé à se payer un verre et une pute.
- Et toi, Brown-Rabbit, viens voir par ici !
Un gros homme avec une mâchoire de dogue et de petits yeux rouges le regardait fixement. Le costume en peau de requin sous un manteau de loutre, les cheveux décrêpés et gominés partagés par une raie impeccable, la broche et le diamant sur la cravate en soie, les bagouzes en or de ses doigts boudinés, aucun doute possible, c’était un maquereau. Big Daddy Sugar !
- Oui, toi, mon lapin, donne-moi du feu.
Les filles à la table rirent. Brown-Rabbit s’exécuta : il gratta une allumette sous sa semelle, et la tendit vers l’homme, qui prit le temps d’allumer posément sa cigarette.
- Bon, ben éteins-là maintenant.
Brown-Rabbit souffla. La flamme rentra dans sa bouche et en ressortit alors que sa lèvre faisait un petit bruit chuintant. Il roula des yeux, l’air désolé. Daddy rit à en pleurer et lui tendit un billet d’un dollar. Ce soir-là, Brown-Rabbit alluma cigares et cigarettes. Il gagna plus en une nuit qu’en un mois. A chaque fois, la flamme entrait dans la bouche, en ressortait, et il produisait le même petit bruit chuintant. Le patron de la boîte lui offrit le smoking d’un musicien descendu par un mari jaloux. Brown-Rabbit devint l’une des attractions du lieu. Mais tout cela le dégoûtait : les putes, les rasoirs et les couteaux, le sang, Big Daddy Sugar ; toute cette violence et cette déchéance l’écoeuraient. Il se rêvait artiste, et plus grand qu’aucun autre, plus grand que Charley Patton, que Son House, que Big Bill Broonzy, ces culs noirs du Sud, plus grand que Robert Johnson… Plus grand que Sonny Boy Williamson !
Pour cela, il fallait s’emparer du fétiche de Sonny. Les filles lui tomberaient dans les bras, il ne choisirait que les plus belles, les plus pâles, celles à la peau guère plus mâte que les asiatiques, aux cheveux raides coupés courts, au nez et aux lèvres fines. Une fille différente chaque soir ! Lui-même aurait l’œil de velours, le sourire carnassier, une carrure de bûcheron, et il rirait de toutes ses dents blanches entre ses lèvres minces. Les dollars lui couleraient entre les doigts comme l’eau des fontaines où il ne pouvait pas boire dans le Sud, et la musique le baladerait d’un bout à l’autre de l’univers, de la lune aux étoiles les plus lointaines où tout était lait et miel, peuplées de vierges à la peau banane qui se pâmeraient devant lui en écartant les cuisses et en caressant leurs pêches.
Brown-Rabbit attendit deux ans avant de se décider. Jusqu’à ce maudit soir de printemps 1948 ! Il suivit Sonny, tout en serrant dans son poing le pique à glace qu’il avait dérobé sur les docks quelques jours plus tôt. Il attendit sous un porche de la trente-troisième rue, pendant que Sonny festoyait chez Tampa Red. Il le suivit jusque chez lui, et… Et maintenant il courait vers la cave où il couchait pour souffler enfin dans le gri-gri de Sonny…
Effondré sur son matelas crasseux, Brown-Rabbit pleurait. Les larmes coulaient le long de ses joues, la morve goûtait sur sa lèvre supérieure, souillant l’objet de sa convoitise et ravageant ses rêves. Il avait eu beau souffler tant et plus, il ne produisait que ce sale petit chuintement qui amusait tant les consommateurs de la boîte. Bien qu’il s’appliquât à placer l’harmonica entre ses lèvres, la supérieure s’obstinait à empiéter sur le métal et le souffle s’échappait par le haut.
Quand il admit enfin que ses efforts resteraient vain et qu’il resterait à jamais le « poor lonesome Brown-Rabbit », le propre-à-rien, le taré, le jouet des Big Daddy et des bûcherons, tout juste bon à mendier, à voler, à faire le pitre et à vendre son cul noir aux Blancs en mal d’exotisme et de transgression, il partit dans la ville, et marcha au hasard. Les gens, Blancs ou Noirs, s’écartaient devant ce nègre en smoking qui chuintait en pleurant. Quand il vit les eaux noires de la rivière chicago, il y lança ce stupide bout de métal qui refusait de lui obéir. Il eut un moment la tentation de se jeter dans les eaux troubles… Non, il repartirait comme il était venu !
Il gagna la voie de chemin de fer de l’Illinois Central. Quand il entendit approcher le train, il posa son bec-de-lièvre sur le rail et…
En mille neuf cent quarante huit, à Maxwell Street, oui Maxwell Street En mille neuf cent quarante huit, à Maxwell Street, oui Maxwell Street Le printemps a la couleur du blues, à Maxwell Street, oui Maxwell Street Will’ Dixon pleure des perles de blues, dans Maxwell Street, oui Maxwell Street Sonny Boy n’est plus, Sonny Boy est parti, Maxwell Street a le blues Oh oui ! Maxwell Street a le blues Maxwell Street a le blues
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